[PP-discussions] La pensée unique (1995)

Frédéric Lecointre frederic.lecointre at burnweb.net
Mar 23 Fév 20:59:53 CET 2016


Englués. Dans les démocraties actuelles, de plus en plus de citoyens
libres se sentent englués, poissés par une sorte de visqueuse doctrine
qui, insensiblement, enveloppe tout raisonnement rebelle, l’inhibe, le
trouble, le paralyse et finit par l’étouffer. Cette doctrine, c’est la
pensée unique, la seule autorisée par une invisible et omniprésente
police de l’opinion.

Depuis la chute du mur de Berlin, l’effondrement des régimes communistes
et la démoralisation du socialisme, l’arrogance, la morgue et
l’insolence de ce nouvel Evangile ont atteint un tel degré qu’on peut,
sans exagérer, qualifier cette fureur idéologique de moderne dogmatisme.

Qu’est-ce que la pensée unique ? La traduction en termes idéologiques à
prétention universelle des intérêts d’un ensemble de forces économiques,
celles, en particulier, du capital international. Elle a été, pour ainsi
dire, formulée et définie dès 1944, à l’occasion des accords de
Bretton-Woods. Ses sources principales sont les grandes institutions
économiques et monétaires — Banque mondiale, Fonds monétaire
international, Organisation de coopération et de développement
économiques, Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce,
Commission européenne, Banque de France, etc. — qui, par leur
financement, enrôlent au service de leurs idées, à travers toute la
planète, de nombreux centres de recherches, des universités, des
fondations, lesquels, à leur tour, affinent et répandent la bonne parole.

Ce discours anonyme est repris et reproduit par les principaux organes
d’information économique, et notamment par les « bibles » des
investisseurs et des boursiers — The Wall Street Journal, Financial
Times, The Economist, Far Eastern Economic Review, les Echos, Agence
Reuter, etc. —, propriétés, souvent, de grands groupes industriels ou
financiers. Un peu partout, des facultés de sciences économiques, des
journalistes, des essayistes, des hommes politiques, enfin, reprennent
les principaux commandements de ces nouvelles tables de la loi et, par
le relais des grands médias de masse, les répètent à satiété. Sachant
pertinemment que, dans nos sociétés médiatiques, répétition vaut
démonstration.

Le premier principe de la pensée unique est d’autant plus fort qu’un
marxiste distrait ne le renierait point : l’économique l’emporte sur le
politique. C’est en se fondant sur un tel principe que, par exemple, un
instrument aussi important dans les mains de l’exécutif que la Banque de
France a été, sans opposition notable, rendu indépendant en 1994 et, en
quelque sorte, « mis à l’abri des aléas politiques ». « La Banque de
France est indépendante, apolitique et transpartisane », affirme en
effet son gouverneur, M. Jean-Claude Trichet, qui ajoute cependant : «
Nous demandons de réduire les déficits publics », [et] « nous
poursuivons une stratégie de monnaie stable ». Comme si ces deux
objectifs n’étaient pas politiques ! Au nom du « réalisme » et du «
pragmatisme » — que M. Alain Minc formule de la manière suivante : « Le
capitalisme ne peut s’effondrer, c’est l’état naturel de la société. La
démocratie n’est pas l’état naturel de la société. Le marché, oui. » —,
l’économie est placée au poste de commandement. Une économie
débarrassée, il va de soi, de l’obstacle du social, sorte de gangue
pathétique dont la lourdeur serait cause de régression et de crise.

Les autres concepts-clés de la pensée unique sont connus : le marché,
idole dont « la main invisible corrige les aspérités et les
dysfonctionnements du capitalisme », et tout particulièrement les
marchés financiers, dont « les signaux orientent et déterminent le
mouvement général de l’économie » ; la concurrence et la compétitivité,
qui « stimulent et dynamisent les entreprises, les amenant à une
permanente et bénéfique modernisation » ; le libre-échange sans rivages,
« facteur de développement ininterrompu du commerce, et donc des
sociétés » ; la mondialisation aussi bien de la production
manufacturière que des flux financiers ; la division internationale du
travail, qui « modère les revendications syndicales et abaisse les coûts
salariaux » ; la monnaie forte, « facteur de stabilisation » ; la
déréglementation ; la privatisation ; la libéralisation, etc. Toujours «
moins d’Etat », un arbitrage constant en faveur des revenus du capital
au détriment de ceux du travail. Et une indifférence à l’égard du coût
écologique.

La répétition constante, dans tous les médias, de ce catéchisme par
presque tous les hommes politiques, de droite comme de gauche, lui
confère une telle force d’intimidation qu’elle étouffe toute tentative
de réflexion libre, et rend fort difficile la résistance contre ce
nouvel obscurantisme .

On en viendrait presque à considérer que les 17,4 millions de chômeurs
européens, le désastre urbain, la précarisation générale, la corruption,
les banlieues en feu, le saccage écologique, le retour des racismes, des
intégrismes et des extrémismes religieux, et la marée des exclus sont de
simples mirages, des hallucinations coupables, fortement discordantes
dans ce meilleur des mondes qu’édifie, pour nos consciences
anesthésiées, la pensée unique.

Ignacio Ramonet

https://www.monde-diplomatique.fr/1995/01/RAMONET/6069
-- 
Frédéric Lecointre


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